Compte à rebours.

Le 23 juin 1959, à 9h40 min30sec.

Voilà maintenant 48 heures que mes paupières ne se ferment plus, que mes yeux sont avides de sommeil. J’ai la gorge sèche. Mes bras et mes jambes n’ont plus de sentiments. Il y a un tremblement dans ma poitrine, une sorte de réacteur chimique prêt à exploser. Comme un boomerang qui revient encore et encore avec une intensité de plus en plus forte. J’essaie de penser comment m’envahira cette douceur ivre qui m’emportera loin, très loin, où je ne suis jamais allé. J’ai hâte de la rencontrer. De la connaître. La grande dame au manteau long et noir, au teint de vampire assoiffé par un sang pur et innocent. J’ai l’envie de goûter à ses lèvres, de sentir sa grande chevelure, d’entendre ses murmures et de ressentir sa propre chaleur sur mon corps. Mais juste un instant, une petite heure accompagnée de minuscules secondes. Après je voudrais revenir, ma vie est ici, rêver, boire, jouer, critiquer, c’est ma simple liberté. Je veux pas crever! Je veux pas crever! Je veux pas rester à ses côtés, pas parce que je sais que je vais aller en enfer ! Et même si j’allais au paradis, j’ai encore tellement de choses à faire comme arroser la plante qui grouille de fourmis dans la cage d’escalier, prendre un bol de café, m’acheter un singe du Mexique, discuter philosophie avec Partre ou encore faire l’amour à ma femme! J’ai envie de jouer à mon jeu préféré, à l’instrument le plus important de ma vie, et en faire de multiples sonorités, les unes plus folles que les autres! Sentir pleins de regards sur moi et me sentir aimé de toutes folies! J’ai l’impression que ce temps de fête s’éloigne. Les palpitations de mon appareil défectueux, engloutissent battements par battements ma liberté.

9h50min12sec.

Mon visage joue avec plusieurs expressions et ma bouche est triste de me voir ainsi. Mais en réalité, c’est quoi la vie? C’est quoi la mort? Ma vie à moi est ou était, je ne sais que dire à cet instant : fabuleuse, mouvementée puis écorchée. La vie est juste une particule précieuse, remplie d’émotion, d’âme et de pensée. La mienne je l’ai mise dans un four géant muni d’immenses dents acérées, et ce géant l’a croquée. Ma vie je la qualifierais de festive tout simplement: s’amuser, jouer, rire! Un jour vient la prise de médicaments, le teint blanchâtre, les jambes maigres et fatiguées. Le décor s’évanouit au milieu d’une atmosphère grisâtre, il devient blanc puis noir, grand puis petit, large puis étroit. Des couleurs fades et fatiguées comme une fleur fanée faute d’eau et d’attention. Ma vie, je dirais que c’est une belle réussite. J’ai aussi envie de dire qu’elle n’a pas encore toutes ses cendres et qu’elle peut encore brûler. En ce qui concerne la mort, je crois que j’en ai trop parlé. Je sais juste que le jour où mes yeux s’endormiront pour de bon, je serai triste de plaisir et goûterai enfin à cette tentation.

9h59min3sec.

Il est l’heure. Ils m’attendent. La projection d’un film, à partir d’un roman, d’un auteur que j’ai tant aimé et admiré et dont j’avais l’entière responsabilité.

10h01min2sec.

Ta prise de médicaments! Me dit une voix innocente. Tant pis je n’ai plus le temps, je peux encore tenir…

10h02min1sec.

Le claquement de la porte fait le même bruit sourd qu’un réacteur qui explose, qu’un boomerang qui finit sa course, que la chute du dernier pétale de rose. Et dégage l’odeur de la dernière particule de cendre.

Anaïs Keurmeur.

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